Entretien
« Côté police, nos demandes de poursuites ne sont jamais suivies »
Recueilli par Mikael Corre et Hippolyte Radisson
Joël Saget/AFP
Claire Hédon Défenseure des droits La défenseure des droits, Claire Hédon, en poste depuis juillet, demande que les policiers ayant commis une faute soient réellement sanctionnés. Elle plaide par ailleurs pour une Inspection générale de la police nationale (IGPN) plus indépendante et transparente.
La Croix : On a l’impression d’assister à une hausse des violences policières. Qu’en dites-vous ?
Claire Hédon : Nous sommes une autorité indépendante de contrôle, chargée d’examiner les manquements des forces de sécurité. Nous sommes saisis lorsqu’il y a des dérapages, des violences inadmissibles. Depuis 2008, ces saisines ont augmenté de 430 %. Après enquêtes et consultations d’un collège de magistrats et d’anciens policiers, nous avons parfois demandé que des poursuites disciplinaires soient prises. Mais seulement dans 1 % des cas ! Or, ce qui m’impressionne depuis mon arrivée en juillet dernier, c’est que nos demandes de sanctions ne sont pas suivies d’effet.
Jamais ?
Claire Hédon : Seules nos demandes de rappels à la loi sont suivies, dans 75 % des cas. Concernant les poursuites disciplinaires, nous en avons demandé 36 ces trois dernières années, sur des cas particulièrement lourds. Aucune n’a été prise.
Pourquoi ?
Claire Hédon : Ces 36 affaires s’étalent sur trois ans, ce n’est donc pas lié à un ministre de l’intérieur en particulier. À nos demandes, nous avons souvent des réponses inentendables du type « ce n’est pas le bon moment », « on a fait un rappel à la loi », « ça arrive trop tard »… Cette semaine encore, j’ai reçu un courrier du ministère qui refuse d’engager des poursuites disciplinaires à l’encontre d’un commissaire divisionnaire qui a violé le secret professionnel avec de graves conséquences pour la victime. Le motif invoqué : l’engagement des poursuites serait disproportionné, le commissaire n’aurait pas eu conscience de l’illégalité de son acte. Pourtant, nul n’est censé ignorer la loi, surtout pas un commissaire…
Certains députés de la majorité proposent la suppression de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), aujourd’hui sous la tutelle du ministère de l’intérieur, et son remplacement par un organe de contrôle sous votre responsabilité. Qu’en pensez-vous ?
Claire Hédon : Le contrôle externe exercé par le défenseur des droits devrait être renforcé en matière d’effectifs et de moyens. Il faudrait aussi des pouvoirs plus étendus pour que l’État applique ce qu’on préconise. Toutefois, nous ne voulons pas devenir un organe de sanction. Et il me semble absolument indispensable qu’il y ait un contrôle interne. L’IGPN a tout son sens, mais doit être plus indépendante et transparente. On pourrait faire évoluer la manière dont est nommé son directeur. Je trouve que la façon dont je suis nommée, un mandat de six ans non renouvelable et non révocable, donne une indépendance qui est nécessaire.
Vous n’êtes donc pas pour une suppression de l’IGPN ?
Claire Hédon : Si déjà les sanctions demandées par l’IGPN étaient appliquées, on avancerait. Côté gendarmerie, 99 % des sanctions demandées par l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) sont appliquées. Et cela se sait dans les rangs. L’application de la sanction est un message envoyé, à l’auteur d’un acte inadmissible, évidemment, mais aussi à l’ensemble des fonctionnaires, et à la population. En la matière, il y a un besoin fort de transparence. Nous devons savoir combien de membres des forces de police sont sanctionnés et pourquoi. Et s’il n’y a pas de sanction, nous devons aussi en connaître les raisons.
Ce que déplorent certains policiers, c’est que la hiérarchie n’est jamais inquiétée. Ceux qui sont dans la salle de commandement sont rarement sanctionnés…
Claire Hédon : C’est effectivement injuste que les sanctions ne tombent que sur les « petits ». Dans l’affaire Théo, nous disons d’ailleurs que le commissaire divisionnaire a manqué à ses obligations de discernement et de contrôle. Et qu’une enquête devrait être menée aussi à ce niveau-là.
Nous sommes aussi saisis dans l’affaire de l’évacuation de migrants place de la République (lundi 23 novembre, NDLR). L’enquête est en cours, mais on peut déjà se demander pourquoi le dialogue n’a pas été privilégié. La question n’est pas celle de l’expulsion, mais on aurait pu attendre 24 heures et se mettre d’accord avec les associations, garantir une solution de relogement et ne pas mettre les équipes de police en difficulté.
Plus largement, on assiste désormais en Île-de-France à des atteintes au droit que l’on voyait déjà à Calais, à Grande-Synthe et à Vintimille. Une semaine avant cette évacuation, les migrants de République ont été expulsés de Saint-Denis et n’ont pas été relogés. On traite ces personnes de manière totalement inhumaine. On les empêche de se reposer, de se ressourcer. Mon prédécesseur l’a déjà dit mais je le répète : il faut mettre fin à cette traque.
Qu’entendez-vous par « traque » ?
Claire Hédon : Ces personnes sont poursuivies dans les rues par la police pour qu’elles ne s’installent nulle part. À Calais les évacuations ont lieu un jour sur deux. Un jour sur deux, les tentes sont démontées. On ne demande rien de plus que le respect des droits fondamentaux.
Vous aviez aussi exprimé des inquiétudes au sujet de l’article 24 de la proposition de loi sur la sécurité globale, qui cherche à limiter la diffusion d’images des forces de sécurité. La majorité a annoncé sa volonté de le réécrire, cela répond-il à vos craintes ?
Claire Hédon : Laissons le Parlement avancer. Comme je l’ai déjà dit, l’article 24 me semble complètement inutile – l’incitation à la haine envers les policiers est déjà condamnable. Il est aussi contre-productif et dangereux. Il aura comme conséquence d’empêcher les journalistes de faire leur travail, mais pas seulement : dans l’affaire Théo, ce sont des vidéos, dont celles d’une voisine, qui nous ont permis de comprendre ce qui s’est passé. Oui, il est pénible d’être filmé tout le temps, mais le travail des policiers doit être visible partout, contrôlé. La police doit être respectable pour être respectée.
Lien de l’article sur La Croix : https://journal.la-croix.com/share/article/e1f4e9b8-c9aa-43c1-91a6-368bb9c88160/5a04ea12-089f-4904-a032-21a4eee14e74